J'avais beaucoup aimé son film, "La nuit nous appartient", l'histoire d'un fils de flics devenu voyou flamboyant, avant d'être rattrapé par son histoire familiale. Mon entretien avec le réalisateur James Gray était passionnant, direct et honnête. Je vous en livre ici de larges extraits qui vous donneront j'espère envie de découvrir ce polar où Joaquin Phoenix est tout simplement phénoménal.
Vous n’avez tourné que trois films en 13 ans. Etes-vous en froid avec le système ?
Je crois que oui ! Le système n’est pas fait pour les cinéastes qu’on qualifie « d’auteurs ». Un type qui écrit et réalise ses propres films, ce n’est pas ce que les producteurs recherchent. Ils veulent un produit qu’ils peuvent vendre, des stars de cinéma pour attirer le public et finalement un réalisateur pour compléter le casting. L’autre raison, c’est que je l’ai écrit pour Joaquin Phoenix et qu’il a fallu du temps pour qu’il devienne célèbre - grâce à Walk the line – et que je puisse finalement monter le film sur son nom.
Sept ans sans tourner, vous deviez être comme un fou sur le plateau !
Tout l’inverse ! Je me suis dit : « bon sang ce que je suis rouillé » ! Les premiers jours, je ne sentais pas ce que je voulais faire. Et puis j’ai pris mes marques, je me suis senti plus à l’aise. Non pas que je n’étais pas préparé. Mais j’avais peur de ne pas être à la hauteur, ce qui est le cas lorsqu’on a peur.
Aviez-vous vraiment peur ?
Oh oui ! Et j’ai peur à l’idée de faire le prochain ("Two lovers", qu'il tourne actuellement avec Joaquin Phoenix et Gwyneth Paltrow). On a toujours peur. Sinon, on craint. Ca veut dire qu’on s’en fout. J’ai beaucoup de défauts, peut-être que je suis mauvais même. Mais je prends mon travail très au sérieux. Maintenant je ne veux pas avoir l’air pompeux. On peut prendre son travail très au sérieux et faire un film pourri !
J’ai lu que ce film avait été inspiré de photographies de vrais officiers de police…
En fait j’avais repéré une photographie en Une du New York Times en juillet 2000. C’était un groupe d’hommes en uniformes qui pleuraient. Je l’ai découpé, et je l’ai accroché quelque part au-dessus de mon bureau. Des mois plus tard, un type chez Warner me propose d’écrire un film de flics avec une poursuite de voiture. Rien de plus banal ! C’est là que je revois la photo et que je lis la légende, qui expliquait que les policiers pleuraient l’un des leurs qui avait été tué en service. Je me suis dit « c’est ça que je vais faire ! ». Un film de flics, sans flics véreux, et sans enquête policière. Ce sera plutôt un film sur la transformation d’un homme, sur le destin. Comme si Shakespeare où les Grecs avaient été engagés pour écrire un film de flics !
Vous avez effectué beaucoup de recherches ?
J’ai passé un peu de temps avec la police, j’ai noté plein de petites infos. Sans apprécier tous ces hommes, bien au contraire, j’ai compris ce qu’était vraiment l’héroïsme dans ce métier. Se lever tous les matins, pour eux c’est de l’héroïsme. Parce que ce monde est compliqué et qu’on n’a pas envie de l’aimer tous les jours.
Les critiques cannoises étaient très divisées. Depuis tout le monde adore le film. Bizarre, non ?
Je ne lis pas les critiques car lorsqu’elles sont bonnes ont les croient et on prend la grosse tête. Et lorsqu’elles ne sont pas bonnes, on les croient et on est très déprimé ! Dans mon pays, il y a de grands esprits dans le milieu de la critique même si la plupart des journalistes ne prennent pas le cinéma très au sérieux. Certains ont détesté mon film. Mais ce qu’ils disent aujourd’hui ne veut rien dire. Dans dix ans, on verra comment le film fonctionne. Le problème de beaucoup de critiques, c’est qu’ils sont incapables de suivre une histoire. Ils ne s’intéressent qu’à l’innovation formelle. Quelque chose qui a l’air radical dans la manière dont le film est tourné, monté. Ca a toujours été comme ça. Regardez ce qui est arrivé à La prisonnière du désert de John Ford. Les critiques disaient « c’est un western de plus ». Ils n’avaient rien compris !
Pour certains critiques l’émotion est suspecte…
Tu sais, quoi, ils devraient prendre leur retraite ! Parce que le but de l’art, c’est d’émouvoir, de créer une connexion émotionnelle. Si on ne ressent pas ça, si ce n’est pas important pour vous, alors il faut arrêter ! Je me rappelle la célèbre critique américaine Pauline Kael écrire à propos de « Rocco et ses frères », un film que j’adore, que c’était un soap opéreux cucul sans intérêt. Mais ce film est brillant ! Si vous trouvez ce film cucul, il faut arrêter ! Pour moi l’émotion est tout ce qui compte. Je trouve le travail de Jackson Pollock fascinant d’un point de vue formel, mais surtout il m’émeut. Je regarde ses tableaux et j’y vois toute la tension du monde moderne. Mark Rothko m’émeut aussi. Tu peux écrire tous les essais du monde sur la forme, c’est de la connerie pour toi et toi-même.
Sans révéler la fin, la morale du film est très ambiguë...
Je ne sais pas ce qu’est la morale, je ne saurais pas la définir. Ce que je voulais, c’est qu’un homme puisse se racheter aux yeux de la société, tout en devenant ce qu’il n’a jamais voulu être. C’est horrible. A la fin Joaquin est une coquille vide, l’ombre de lui-même. Il devient un homme triste et blessé. Ca me semblait très subversif vis-à-vis du genre policier.
Joaquin, c’est votre alter ego ?
J’adore le regarder jouer. Il est électrique, on sent qu’il se passe plein de choses sous la surface, qu’il a beaucoup pensé à son personnage. Il n’a pas besoin de beaucoup parler. Comme Montgomery Clift ou d’autres acteurs d’il y a 60 ans. J’ai de la chance de travailler avec lui et de savoir qu’il aime travailler avec moi. D’ailleurs nous faisons le prochain ensemble !